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Beaucoup d’objectifs atteints, mais bilan mitigé sur le plan politique

Édition n° 116
Avril. 2017
Fin des programmes nationaux de prévention

Interview d’Andreas Balthasar. À leurs échéances respectives, Andreas Balthasar a évalué les programmes Alcool, Tabac, Alimentation et activité physique ainsi que celui des mesures en matière de drogue. Nous lui avons demandé une rétrospective générale tout en l’interrogeant sur les grandes réussites, les objectifs sous-tendant une évaluation et les défis qui attendent les futurs programmes de prévention.

spectra : Quel bilan dressezvous des programmes, huit ans après leur lancement ?

Pr Andreas Balthasar : Le bilan est contrasté. Globalement, les programmes ont suivi une évolution positive. Une chose est sûre : les acteurs, les ONG et l’administration ont agi ensemble pour atteindre un but commun. Il ressort des évaluations que les prestations et les résultats visés (outcome et output) ont souvent été atteints. Le bilan est plus mitigé au niveau politique. Les programmes ont certes contribué dans une large mesure à renforcer les offres existantes et nouvelles. Quelques changements institutionnels ont également eu lieu, notamment dans la protection contre le tabagisme passif. Toutefois, la dynamique politique a freiné la mise en oeuvre. Nous constatons à nouveau des régressions dans le domaine de l’alcool. La loi sur l’alcool devait faire l’objet d’une révision totale. Il était prévu d’y inscrire des mesures de prévention structurelle. Or ce projet s’est soldé par un échec en raison de différences insurmontables. Voilà le bilan général que je dresse.

Si nous nous penchons sur chaque programme, nous découvrons que certains sont plus avancés que d’autres. Concernant les drogues, le problème s’est partiellement déplacé. De nouveaux thèmes sont venus se greffer. Cependant, les acteurs de la prévention savent relativement bien y faire face. Pour le tabac, la loi fédérale sur la protection contre le tabagisme passif limite certes, avec succès, la consommation dans des secteurs essentiels, mais elle a simultanément conduit au délaissement d’autres domaines. Pour ce qui est de l’alcool, nous notons peu de changement, certainement en raison de l’environnement difficile. Concernant l’alimentation et l’activité physique, nous constatons des progrès notables : la collaboration avec les cantons, l’industrie et les offices fédéraux s’est renforcée. Les indicateurs révèlent que le problème du surpoids s’est un peu résorbé chez les enfants.

Quelles mesures ont particulièrement fait leurs preuves ? Lesquelles sont essentielles pour le développement de nouvelles stratégies ?

Les mesures qui ont fait leurs preuves, sont celles élaborées conjointement avec le groupe cible. Il en ira de même à l’avenir. Si des médecins de famille participent à la création d’un programme de prévention, il y a de bonnes chances que la majorité du corps médical l’accepte et qu’il soit efficace. Les approches des groupes de pairs sont aussi prometteuses. Il s’agit de créer des programmes en intégrant des écoliers ou des jeunes, susceptibles d’intervenir comme médiateurs. Ces processus demandent un investissement, mais ils sont encourageants.

L’essentiel est de sensibiliser à la prévention les organisations et les institutions existantes, comme celles des soins médicaux de base et les hôpitaux. Tel est l’objectif de la Stratégie nationale Prévention des maladies non transmissibles (stratégie MNT). La « prévention dans le domaine des soins » constitue, d’ailleurs, l’un de ses piliers. C’est prometteur à mes yeux.

L’OFSP doit prioritairement prendre en compte les besoins, mais aussi anticiper de nouveaux thèmes et formuler des exigences. En effet, les cantons ont d’autres sujets et priorités que la prévention. Le financement des hôpitaux et les soins médicaux à large échelle – c’est-à-dire un nombre suffisant de médecins de famille dans les régions excentrées – se trouvent au coeur de leurs politiques sanitaires. La Confédération doit autant soutenir les acteurs cantonaux actifs dans la prévention que formuler des exigences à leur égard. Elle doit leur dire : « Attention ! La santé psychique et l’activité physique comptent aussi : agissez, nous vous soutenons. » Il faut parfois se montrer désagréable, et l’OFSP doit s’en montrer capable. Aucune avancée ne sera réalisée dans la promotion de la santé et la prévention si l’on attend que les cantons disent ce qu’ils veulent. Par ailleurs, ces domaines épineux ne peuvent être abordés partout de la même façon.

Au cours des huit dernières années, avez-vous constaté des changements de perception au sein de la société concernant les substances légales et illégales, leur consommation ainsi que dans son rapport à l’alimentation et à l’activité physique ?

La prévention du tabagisme vise principalement à ce que le fait de ne pas fumer devienne la norme. Des étapes fondamentales ont été franchies, notamment dans la protection contre le tabagisme passif. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui demandent aujourd’hui : « Que reste-t-il encore à faire ? Il est interdit de fumer dans les lieux publics, que voulez- vous de plus ? » Plusieurs cantons estiment que la question du tabac est réglée. C’est faux. Si nous jetons un oeil chez nos voisins, nous constatons que la Suisse est bien plus « enfumée » qu’eux. Lorsque je reçois des visites de l’étranger, on me demande souvent – à la gare déjà – s’il n’est pas interdit de fumer dans les lieux publics, car les gens fument sur le trajet menant de la gare à l’université.

Le thème de l’alcool gagne en importance. Les propos négatifs sur la consommation excessive sont davantage pris au sérieux. Il n’y a cependant aucune majorité politique pour davantage de restrictions. Il est difficile de prendre des mesures de prévention structurelle, même si une interdiction de vendre de l’alcool la nuit a été introduite à Genève pour les commerces de détail. Bien que ce sujet soit très présent, les progrès se font attendre au niveau politique. De plus, les efforts en matière de prévention se heurtent, entre autres, aux moyens financiers que la branche concernée investit dans la publicité. Allez à la gare le soir : vous verrez le nombre de bières que l’on y vend. Dites maintenant aux commerçants que, désormais, ils ne doivent plus vendre de bière… Ici, la prévention est confrontée à des forces puissantes. La situation me semble comparable à celle du tabac il y a 20 ou 30 ans. Il ne fait aucun doute que des changements interviennent dans la société : ils sont le fruit des programmes ou d’autres facteurs. Naturellement, le renforcement des partis bourgeois au Parlement freine les efforts de prévention. Cela constitue un défi pour les stratégies, alors que le soutien politique est limité. Nous devons donc persévérer, former des coalitions et franchir des étapes, certes modestes, mais essentielles !

Où se situe la Suisse en comparaison internationale ?

Comme je l’ai indiqué précédemment, la Suisse est à la traîne pour le tabac et le tabagisme. Notre législation est relativement libérale. Notre pays n’a toujours pas ratifié la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, alors que le Conseil fédéral l’a signée depuis bien longtemps. La prévalence du tabac est élevée par rapport aux autres pays. S’agissant des drogues illégales, nous pouvons dire avec certitude que la Suisse a été pionnière. Il semble que ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Sur les plans de l’alimentation et de l’activité physique, la Suisse se positionne bien. Jeunesse+Sport représente un élément essentiel du sport organisé ; mais aussi en dehors de ce programme, il existe de nombreuses activités. En ce qui concerne l’alcool, je dirais que personne n’a la solution. J’ai fait ce constat en encadrant le master « Health Science » à Lucerne. Dans un exposé, un responsable communal de la sécurité s’est prononcé en faveur d’une interdiction de la vente d’alcool après une certaine heure, car la sécurité et la tranquillité des lieux publics sont menacées, et le nombre d’admissions à l’hôpital augmente considérablement. Lors de la discussion qui s’en est suivie, un participant canadien a souligné que leurs lois extrêmement restrictives sur la consommation d’alcool chez les jeunes n’empêchaient pas les jeunes de s’enivrer. Un participant cubain a précisé que l’alcool n’était pas tabou à Cuba et que les gens buvaient tous les jours, qu’on donnait du rhum aux enfants et que c’était tout à fait normal. À la fin du débat, les participants ont pris conscience qu’il existait un lien étroit entre la consommation excessive d’alcool et le niveau de vie d’une société. La plupart des gens voient d’un bon oeil une consommation « épicurienne » d’alcool, alors qu’il existe un large consensus sur la nocivité du tabac.

À partir de cette année, les programmes nationaux de prévention seront intégrés dans les stratégies nationales Addictions et MNT. Selon vous, quelles sont les chances et les risques de ces stratégies par rapport aux versions actuelles, encore axées sur les substances ?

Les scientifiques considèrent qu’une stratégie ne doit pas être liée aux substances. Cette démarche reflète les progrès les plus récents. Il importe de rendre la population capable d’adopter un comportement sain. Par ailleurs, ce type de stratégie répond aux besoins des praticiens « sur le terrain », notamment les enseignants. Ceux-ci apprécient qu’un seul professionnel discute de toutes les addictions avec les élèves. Les cantons et leurs services approuvent également la participation d’un seul professionnel de la prévention à l’élaboration de règlements et d’ordonnances. Il peut idéalement aborder tous les thèmes (drogues, alcool, tabac, etc.), par exemple, lorsque la loi sur les affaires sociales est entièrement révisée. Les scientifiques, les praticiens et les cantons souhaitent une stratégie globale et y sont favorables.

Mais, d’un autre côté, les ONG qui s’engagent depuis des années dans la prévention d’une substance particulière sont ancrées dans leur spécialisation. Elles ont leur légitimité, leurs réseaux et les compétences. Si, depuis 20 ans, mon institution et moi oeuvrons à tous les niveaux pour la prévention en matière d’alcool en soutenant les personnes concernées, il nous est très difficile de nous repositionner et de légitimer un engagement en faveur des objectifs de la stratégie MNT. Il ne faut pas sous-estimer que la stratégie non liée aux substances implique d’abandonner de nombreux éléments, tels que les engagements et le positionnement. Il faut repartir de zéro et cela prend du temps. Toutefois, elle crée également des opportunités et des potentiels de synergies, qui porteront leurs fruits à moyen et est long terme.

La stratégie MNT est difficile à appréhender en tant que concept et un véritable défi pour la communication. Tout le monde connaît les effets nocifs de l’alcool, du tabac et des drogues. Certains connaissent peut-être même une personne affectée par l’alcool et savent par expérience combien ces situations peuvent être pesantes. Ils sont ainsi sensibilisés. Il faut encore faire en sorte que la population comprenne mieux la signification et l’importance de cette stratégie.

Comment bien évaluer la réussite de programmes ?

On peut relativement bien évaluer la réussite de programmes. Mais, qu’est-ce que la réussite ? Nous distinguons entre output, outcome et impact.

Sous output, on entend les prestations ou réalisations concrètes : Qui fait quoi ? Y a-t-il des nouveautés depuis le lancement de ce programme ? Ces éléments sont assez faciles à évaluer, sans grands frais et souvent, dans le cadre d’autoévaluations.

Le résultat ou outcome se situe au niveau du groupe cible. Celui-ci est-il concerné ? En d’autres termes, un patient a-t-il été conseillé au moyen de la nouvelle check-list sur les facteurs de risque ? A-t-il changé de comportement depuis ? L’évaluation est assez facile, mais fastidieuse, car elle nécessite, par exemple, un sondage.

Les choses se compliquent pour l’impact, c’est-à-dire l’effet souhaité au sein de la population, comme la réduction de la prévalence tabagique ou la perte de poids chez les jeunes. En général, il n’est pas possible de déterminer avec fiabilité si un programme de prévention complexe contribue à changer une prévalence. En effet, ces programmes se composent, d’une part, d’une combinaison de mesures dont on ne peut guère déterminer l’efficacité spécifique. D’autre part, nombre de facteurs externes ont une influence sur le comportement ou sur les affections de la population. Cela complique ou rend impossible l’évaluation de l’effet. Il va de soi que les indicateurs correspondants doivent être observés, qu’un monitorage des addictions doit être mis en place, etc. Toutefois, le lien entre un programme politique et l’évolution des données issues du monitorage ne peut au final pas être établi de manière fiable. Cela ne doit cependant pas nécessairement poser problème. Si les prestations et le résultat auprès du groupe cible suivent la direction souhaitée et que le monitorage indique qu’on est sur la bonne voie, on peut supposer que le programme contribue aux bons résultats.

Pourquoi des modèles d’efficacité sont-ils nécessaires ?

Les modèles d’efficacité mettent en exergue la performance d’un programme. Ils contribuent à ce que les participants aient une perception commune des objectifs et de la manière de les atteindre. Les professionnels de la prévention sont souvent très pris par leur travail quotidien et perdent la vue d’ensemble. Il est essentiel de se demander comment un projet concrétisant, par exemple, les recommandations relatives à l’alimentation dans des groupes de jeu pour enfants contribue au programme global. Les participants découvrent ainsi que leur activité permet notamment une perte de poids chez les enfants. Le modèle d’efficacité au sein duquel on distingue entre les prestations et les effets dans le groupe-cible ou dans la société constitue un support essentiel pour visualiser et ancrer les activités dans un cadre complexe.

De bons modèles d’efficacité voient le jour lorsque les participants les ont élaborés en commun et qu’ils les considèrent comme un processus. Ces modèles permettent souvent de distinguer ce qui est important de ce qui l’est moins, et aussi de définir des activités prioritaires. Si un tel modèle est bien visualisé, il se révèle précieux pour la communication, que ce soit pour des campagnes, pour la communication politique, pour la présentation de programmes ou des stratégies auprès des cantons. Aussi ce genre de modèle ne doit-il pas être compliqué. Enfin, un bon modèle d’efficacité est déterminant pour mettre en lumière les rôles de chacun. Par exemple, les participants de l’OFSP savent qu’ils sont responsables des bases uniquement. Une répartition claire des rôles a pour effet de décharger tous les intervenants.

Les objectifs des programmes de prévention dépendent toujours de la capacité à trouver des majorités avec les partenaires et, en définitive, avec les politiques. Comment concilier tous ces facteurs lors de la définition des objectifs ?

Les objectifs doivent être réalistes, mais constituer en même temps des défis. Les différents acteurs doivent en discuter avant de les fixer. Ils peuvent les revoir dans le cadre d’autoévaluations régulières. Les spécialistes du développement de stratégies et d’évaluations peuvent leur apporter des conseils. Souvent, nous devons leur dire : « Les objectifs sont trop ambitieux. Ce n’est pas réaliste. Vous n’atteindrez jamais votre but. » Pour un programme quadriennal, je dois, en qualité d’évaluateur, commencer à la fin de la deuxième année pour obtenir les résultats la troisième année. Il importe de décider alors de la suite à donner. N’oublions pas que le démarrage d’un programme peut prendre une bonne année. Il faut donc rester modeste lors de la définition des objectifs. Autre facteur : les objectifs doivent être mesurables. Les évaluations étant plutôt onéreuses, on doit se demander au moment de la fixation des objectifs s’il existe déjà des données et quelles nouvelles données doivent impérativement être collectées. Pour obtenir des indicateurs relatifs aux effets sociaux, on se sert généralement d’études existantes. Pour la santé, on a recours à l’Enquête suisse sur la santé, au Monitorage suisse des addictions, etc.

Une bonne collaboration entre l’OFSP et les partenaires constitue un facteur de réussite décisif pour chaque programme. Comment jugez-vous la définition des rôles de l’OFSP ? Avez-vous des recommandations ?

Un facteur de réussite est déjà mis en oeuvre dans la stratégie MNT, à savoir chercher à collaborer avec les cantons, les associations professionnelles, les ONG, les milieux économiques et tous les autres acteurs importants. Le but est de développer et de porter conjointement un projet. Je pense que le défi se situe au croisement entre le mandat politique de l’OFSP, qui doit s’engager en faveur de la santé de la population et, dans ce contexte, prévoir et prévenir des problèmes, comme les maladies psychiques, les conséquences de l’isolement des personnes âgées, etc., et les milieux politiques qui disent : « Nous ne voulons pas de ça. Laissez les gens tranquilles et arrêtez de donner des bons conseils. La liberté, c’est le plus important. » Supporter cette pression constitue un véritable défi pour les pouvoirs publics.

Notre interlocuteur

Andreas Balthasar est professeur titulaire de sciences politiques, spécialisé dans la politique de la santé, à l’Université de Lucerne. En 1991, il a fondé le bureau Interface Politikstudien Forschung Beratung à Lucerne. Il intervient essentiellement en tant que conseiller en évaluations et en stratégie auprès de différents offices fédéraux. La recherche en politique sociale et sanitaire ainsi que les évaluations complexes sont deux autres axes de son activité. Andreas Balthasar et sa famille vivent à Lucerne.

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